Thamy Ayouch dans Mediapart

La journaliste Sabrina Kassa, de Mediapart, a interviewé Thamy Ayouch lors de la parution de La race sur le divan. Extraits. (L’article est à retrouver en intégralité ici)

Oui, le racisme engendre des souffrances psychiques : un psychanalyste lève le tabou

Comment aborder les souffrances psychiques dues au racisme dans des dispositifs psychanalytiques qui nient généralement l’existence d’un sujet racisé ? Le psychanalyste Thamy Ayouch propose dans « La Race sur le divan » de réfléchir à la pratique et la théorisation de la psychanalyse.

(…) Mediapart : Vous faites paraître ce livre à l’heure où la santé mentale est annoncée comme « grande cause nationale » pour l’année 2025. Quel regard portez-vous sur la façon dont on aborde ce problème ? On entend beaucoup parler d’anxiété, de bipolarité, de schizophrénie, d’addiction des jeunes, très peu de charge raciale, qui peut pourtant causer des souffrances psychiques très handicapantes…

Thamy Ayouch : Ce que l’on appelle la « santé mentale » n’aborde pas du tout ces questions. Dans les dispositifs institutionnels, en psychiatrie ou en psychologie, mais aussi dans les cabinets des analystes, les souffrances psychiques liées au racisme, à de rares exceptions près, restent mises de côté. À la fois dans l’écoute clinique et dans la théorisation, ces questions sont jugées annexes, en tout cas minoritaires.

En psychologie, il y a des orientations, comme l’ethnopsychiatrie ou la psychanalyse transculturelle, qui abordent les différences de cultures. Vous accueillez des patient·es venu·es d’autres ères culturelles, et l’idée est de ne pas imposer ou plaquer sur elles et eux une façon de faire eurocentrée, occidentalocentrée.

Mais quand on parle de race, de racisation, de racisme, il n’est pas question seulement de cultures et de différences, mais de rapports de pouvoir et de leurs effets psychiques. La différence est ici doublée d’une hiérarchie et d’un rapport de domination : elle n’est pas culturelle, elle est politique. À part quelques exceptions en France, par exemple les psychanalystes Sophie Mendelsohn, Livio Boni, Malika Mansouri, ou encore Karima Lazali, et, à moindre mesure, Jeanne Wiltord, personne ne travaille dans ces termes-là.

Mediapart : Il y a un passage dans votre livre, assez violent, où vous dites que beaucoup de « psys » considèrent que les patients qui dénoncent le racisme « s’enlisent dans un discours répétitif », qu’il y a là « une fixation à la réalité extérieure, dont la violence serait perçue de manière disproportionnée ». Elles et ils parlent de « résistance » de l’analysant à explorer sa réalité psychique. La dénonciation de l’injustice raciale serait pour elles et eux « un subterfuge de l’inconscient ».

Thamy Ayouch : Je crois qu’il y a plusieurs raisons à cela. La première c’est que, en psychanalyse, il y a une vision assez caricaturale qui consiste à établir une distinction très claire entre la réalité psychique et la réalité extérieure. Les questions sociales ou politiques n’auraient donc pas à s’inviter dans le cabinet. Il n’y a de place que pour les questions intrapsychiques liées à des catégories habituelles, banalisées en psychanalyse, d’OEdipe, papa, maman, et les enfants terribles, etc. Un certain familialisme de la psychanalyse dénoncé déjà dans les années 1970 par Deleuze et Guattari, ou Foucault.

La deuxième raison a trait à une spécificité française : l’universalisme républicain. L’idée c’est que l’inconscient serait universel, et que si ses manifestations prennent des formes locales, ici et maintenant, ce ne sont que des habillages imaginaires pour des structures universelles.

Et puis il y a une troisième raison, liée à la situation de l’analyste : ces questions-là n’apparaissent pas quand l’analyste elle-même ou lui-même n’est pas concerné·e par ce type de vulnérabilité.

Mediapart : N’y a-t-il pas aussi un défaut de formation théorique ? Sigmund Freud, dites-vous, a bien travaillé la question de l’antisémitisme, mais depuis vous constatez « la saisissante absence de ces questions raciales dans la littérature analytique ».

Thamy Ayouch : La psychanalyse est conçue à partir d’une position de marginalité, comme « science juive ». On pourrait même parler d’un retournement du stigmate. Mais Freud, souhaitant donner à la psychanalyse des lettres d’universalité et de scientificité, ne parle quasi jamais de judéité et d’antisémitisme dans ses écrits théoriques, à l’exception d’un des derniers, L’Homme Moïse et la religion monothéiste. À ses yeux, pour qu’elle soit scientifique, la psychanalyse doit être « universelle » : il faut « d’abord entrer dans Rome », selon son expression.

Des ouvrages existent aussi sur le profilage et sur les processus psychiques du sujet raciste qui tentent d’expliquer les mécanismes psychiques propres au racisme. L’inconvénient ici est qu’ainsi on dépolitise complètement le racisme.

Et puis il y a, bien sûr, Frantz Fanon qui en 1952, avec Peau noire, masques blancs, puis plus tard avec Les Damnés de la terre, a mis l’accent sur les effets psychiques de la racisation sur les sujets dominés par le colonialisme et le racisme. Mais peu de travaux ont essayé de penser les effets de la race et du racisme sur les sujets qui y sont exposé·es.

Mediapart : Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Thamy Ayouch : Il s’agit de se demander, par exemple, ce que peut signifier grandir racisé·e dans un pays proclamé blanc, et quels effets la race provoque dans la manière dont les sujets s’identifient, mais surtout sont identifiés, assignés à des positions sociales et psychiques particulières. On peut se demander aussi, de manière très psychanalytique, si une forme de réduction au silence distincte du refoulement freudien ou de l’aliénation du langage lacanienne produit des effets psychiques.

La question porte également sur la manière dont la violence sociale, vécue au quotidien par des sujets racisés, peut être perpétuée dans le cabinet d’un·e analyste lorsqu’elle ou il dément les rapports sociaux de race ou refuse de les considérer en postulant un sujet de l’inconscient apolitique et universel. Bref, la question principale ici posée est comment la race, le racisme réduisent au silence, et corrélativement, qui peut parler et en quels termes, sur un divan.

(…) Mediapart : Y a-t-il aujourd’hui en France beaucoup de psychanalystes racisé·es ? Et par ailleurs, pensez-vous que le fait d’être face à un·e psy racisé·e améliore les cures analytiques des personnes qui sont affectées de troubles liés à des oppressions raciales ?

Thamy Ayouch : Ce sont deux questions très importantes. En effet, il y a peu de psychanalystes racisé·es en France. Et puis aucun·e psychanalyste dans aucune société d’analystes qui se respecte, qui se veut universelle, ne se prévaudrait de sa position de racisé·e, en France. Ça resterait ce que l’on appelle dans le jargon analytique « une captation imaginaire ». Quand on dit vouloir écouter l’inconscient, on ne s’occupe pas de ces captations imaginaires ou de ces questions sociales.

J’ai eu la chance de vivre au Brésil, et je travaille beaucoup avec ce pays. Je constate que ces questions y sont absolument centrales. Il y a un renouvellement de la psychanalyse avec une vigueur et une créativité incroyable. Il y a aussi de plus en plus de psychanalystes racisé·es grâce à des politiques d’action affirmative, c’est-à-dire de quotas dans les sociétés d’analyse et d’accès facilités à des formations.

En France, on pense que le racisme ne serait qu’une question personnelle, psychologique, idéologique mais n’existerait pas comme système. Ce refus de reconnaître les discriminations institutionnelles, structurelles, à un niveau systémique, c’est-à-dire sans qu’il y ait nécessairement des personnes intentionnellement racistes, empêche d’y remédier par des politiques globales.

(…) Mediapart : Vous pratiquez la psychanalyse et vous êtes professeur à l’université Paris-Cité, quels ont été votre cheminement et vos points d’appui pour pouvoir travailler sur ce sujet de la race, encore jugé tabou en France ?

Thamy Ayouch : Mes points d’appui sont doubles, à la fois cliniques et théoriques. J’ai d’abord énormément appris avec mes patient·es qui m’ont confronté à ces questions. Étant moi-même racisé, ce sont des questions qui ne me sont pas inconnues, mais elles me sont arrivées avec une vraie urgence dans la clinique.

Il y a eu aussi ma propre expérience sociale, en tant qu’assigné homme, racisé. J’ai, je crois, été amené à traverser diverses frontières, et à m’y établir : frontières géographiques et nationales, comme Marocain arrivé à 18 ans en France et ayant vécu par la suite plusieurs années au Brésil, en Argentine, en Espagne et au Royaume-Uni, frontières de sexualité, frontières de genre aussi. Même si j’occupe une position privilégiée, comme universitaire, comme psychanalyste.

Et puis théoriquement, c’est le fait de lire des auteurs et autrices de pays du Sud global qui m’a permis d’ouvrir beaucoup de choses. (…)

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