Racisme récréatif : tout est-il permis dans l’humour ?

Adilson Moreira, auteur du Racisme Récréatif

“L’humour raciste est une sorte de discours de haine”, pour le chercheur Adilson Moreira

Adilson Moreira est docteur en droit constitutionnel de l’université UFMG au Brésil, et Harvard aux Etats-Unis, et spécialiste en droit antidiscriminatoire. Nous avons publié son essai Le racisme récréatif en octobre 2020, que vous pouvez commander ici. Voici la traduction d’une interview avec Carta Capital où il explique les principaux concepts développés dans son livre.

Carta Capital : Pouvez-vous expliquer le concept de « racisme récréatif » ?

Le concept de racisme récréatif désigne une politique culturelle qui utilise l’humour pour exprimer une hostilité vis-à-vis des minorités raciales. L’humour raciste opère comme un mécanisme culturel qui diffuse le racisme, et qui permet en même temps aux individus blancs de maintenir une image positive d’elles-mêmes. Ils réussissent ainsi à diffuser l’idée que le racisme et le race ne sont pas pertinents socialement. Mais n’oublions pas que l’humour est une forme de discours qui exprime les valeurs sociales présentes dans une société donnée. Le racisme récréatif existe au Brésil – une nation fortement hiérarchisée et profondément raciste, qui s’est construite sur un récit culturel de cordialité raciale. Il reproduit des stéréotypes raciaux qui légitiment une structure sociale discriminatoire.

Carta Capital : C’est la première fois qu’un ouvrage est consacré au thème du racisme récréatif. Comment avez-vous conceptualisé cette idée ?

J’ai formulé cette expression il y a quatre ans, lors d’un entretien dans lequel j’évoquais les épisodes de racisme sur les terrains de football brésiliens. Il est fréquent de voir des supporteurs agresser verbalement les joueurs noirs – un comportement qui est souvent excusé, et justifié comme humoristique ou récréatif. Quelques mois plus tard, j’ai vu qu’une femme blanche avait été poursuivie en justice, car en voyant une femme noire acheter des bananes en magasin, elle s’était exclamée que cette femme « devait avoir beaucoup de petits singes chez elle » (parce qu’elle achetait une grande quantité de ce fruit). Cette femme a été acquittée, sous prétexte qu’elle voulait simplement interagir avec la victime de façon amicale. Cela m’a incité à faire des recherches dans la jurisprudence brésilienne, et j’ai trouvé des centaines de cas similaires dans la justice pénale et travailliste.

J’ai trouvé des centaines de décisions judiciaires dans lesquelles des employeurs et des collègues de travail faisaient un usage constant de blagues racistes pour embarrasser les employés noirs de leur entreprise.

Carta Capital : Dans le livre, vous abordez le concept de « micro-agressions ». Pouvez-vous l’expliquer ?

Le concept de micro-agressions désigne une série d’actes et de paroles qui expriment le mépris ou la condescendance envers des membres de groupes minoritaires. Elles sont différentes des formes traditionnelles de discrimination (où il y a une intention directe d’offenser et de marginaliser) car elles peuvent être inconscientes ou avoir lieu sans enfreindre les normes juridiques… Une femme blanche qui change de trottoir quand elle voit un homme noir devant elle ? C’est une micro-agression. Les micro-agressions peuvent même parfois prendre la forme d’actes qui, en apparence, expriment de la politesse. Un vigile dans un centre commercial qui demande à des hommes noirs s’ils ont besoin d’aide peut, en réalité, être une action motivée par le stéréotype de la dangerosité de l’homme noir. Ou encore, une blague peut sembler être une façon de créer du rapprochement, mais si celle-ci contient et reproduit des stéréotypes raciaux, elle peut en conséquence affecter la dignité et santé mentale des personnes visées.

Carta Capital : Dans votre livre, vous analysez également certains personnages de la télévision brésilienne…

Vera Verão, personnage caricatural de la télévision brésilienne

Je pense que le personnage de Vera Verão (homosexuel et drag-queen noir) est un exemple parfait de la façon dont l’humour raciste reproduit les stéréotypes négatifs envers les minorités raciales de toutes les façons possibles. Tout d’abord, le stéréotype de la dégradation sexuelle : toute la personnalité de Vera Verão tournait autour de sa sexualité ; trouver des partenaires sexuels était le seul but de sa vie. Elle trouvait toujours un moyen d’insister sur ses prouesses et ses habilités sexuelles. Ensuite, Vera cherchait seulement des partenaires blancs, ce qui à son tour reproduit l’idée que seul l’homme blanc est un partenaire sexuel socialement acceptable. Tous les hommes noirs homosexuels rechercheraient-ils donc des hommes blancs ? De plus, le personnage sous-entend que tous les hommes homosexuels sont efféminés. Enfin, en se présentant en femme, Vera reproduisait l’image hyper-sexualisée des femmes noires.

[Remarque : Dans la version française du livre, Adilson Moreira a écrit un chapitre spécialement dévoué à l’analyse de l’humour récréatif dans la culture française.]

Carta Capital : Il est fréquent que les humoristes disent « Ce n’est qu’une blague » lorsqu’ils sont critiqués. Comment voyez-vous cela ?

C’est la réaction habituelle de tous ceux qui racontent des blagues racistes. Ils utilisent toujours cette stratégie pour préserver une image sociale positive. Ils disent tous qu’ils n’ont jamais eu l’intention d’offenser quiconque, que l’humour n’a pas de conséquences négatives pour les individus, qu’ils ont des « amis » noirs. Mais les mots expriment toujours bien plus que leur sens objectif. Quand je dis bonjour à quelqu’un, je ne désire pas seulement qu’il ait une journée agréable. J’exprime du respect, de la cordialité, de la civilité.

Les blagues racistes cherchent donc à affirmer l’idée que seuls les individus blancs sont des agents sociaux compétents.

Carta Capital : L’humour s’inspire des stéréotypes. Pouvez-vous expliquer cela pour les lecteurs ?

Jusqu’au début du XXème siècle, le consensus académique était que l’humour produisait du plaisir à travers l’infériorisation de certains groupes sociaux. Freud considérait qu’il permettait d’exprimer une forme d’animosité envers les groupes minoritaires. Diverses études montrent que l’humour a été utilisé dans l’histoire comme moyen de manipulation politique. Tout cela est lié à la perpétuation de stéréotypes raciaux, notamment dans les représentations des minorités. Nous ne pouvons pas oublier que le racisme récréatif a un caractère stratégique : ce n’est pas seulement pour faire rire, c’est aussi une façon de perpétuer l’idée que seuls les membres du groupe racial dominant peuvent occuper des positions de pouvoir et de prestige, à l’inverse des minorités qui sont inadaptées socialement. Ces croyances ont besoin de persister pour que les hiérarchies raciales puissent être légitimées. Dans une société sans stéréotype racial, les personnes blanches n’auront plus les mêmes opportunités sociales. Elles devront justifier leur place sociale. C’est pour cela qu’elles font tout pour rabaisser les minorités : elles veulent préserver leurs avantages et privilèges coûte que coûte.

Carta Capital : Est-ce correct de censurer l’humour raciste ?

Je pense que oui. L’humour raciste est une forme de discours de haine : il transmet du mépris et de la condescendance envers les minorités raciales. Plus que cela, il renforce la notion selon laquelle les minorités raciales ne sont pas des acteurs sociaux compétents, ce qui compromet leur accès à des opportunités professionnelles. Quand je parle des conséquences de l’humour raciste, je ne parle pas seulement de sensibilité morale. Au Brésil, les Noirs gagnent 50% de moins que les Blancs, en grande partie à cause de stéréotypes négatifs !

Carta Capital : Quelle est la position du pouvoir judiciaire face au racisme récréatif ?

Notre pouvoir judiciaire a une position ambiguë. D’une part, de nombreux juges de la branche pénale exigent des preuves quant à “l’intention d’offenser” (qui est intimement liée au délit d’injure raciale), ce qui les pousse à nier le caractère nocif du racisme récréatif. Comme la quasi-totalité des membres du pouvoir judiciaire brésilien sont blancs, et comme ils ont été élevés dans une culture basée sur le récit de la démocratie raciale, ils ne reconnaissent pas le phénomène que j’appelle racisme récréatif. D’autre part, la situation est différente dans la justice travailliste. Là, un grand nombre de juges reconnaissent que les blagues racistes au sein des milieux professionnels sont des formes de harcèlement moral, donc les plaintes sont davantage prises au sérieux.

[Interview publiée en décembre 2018 sur le site de Carta Capital. En version originale ici.]


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