Bate-Bola, l’autre carnaval de Rio (Article du Monde du 18 février 2012)

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18.02.12 | 13h31 • Mis à jour le 18.02.12 | 16h28

Les plumes s’envolent, comme tous les jours depuis plusieurs semaines dans cette petite maison modeste du quartier Guadalupe de la banlieue nord de Rio de Janeiro. Elles flottent dans l’air du soir pour disparaître au fond du jardin. Marcos est debout, torse nu comme tous les autres occupants. La couleur rose du boa en plumes a déteint depuis longtemps sur ses mains. Avec ses épaules de camionneur et ses doigts colorés, il coud avec une application d’orfèvre les costumes posés en pile sur la table. Mâchoire serrée de boxeur impétueux, rien ne le perturbe.

Vigile de nuit, la quarantaine bien remplie, Marcos sait, comme tous ici, qu’il ne lui reste plus que quelques heures. Dimanche 19 février, peu après midi, en ce premier jour de défilé des écoles de samba du carnaval carioca, ils seront 150 à venir se déguiser devant la petite maison. Ensemble, ils formeront à nouveau le noyau dur de la bande des Indios pour aller défiler. Beaucoup plus si l’on compte les enfants, les proches et les curieux qui viendront par leurs propres moyens pour trois jours de processions, de fêtes et de compétitions scéniques, parfois rugueuses et même violentes, autour de cet autre carnaval appelé Bate-Bola, prononcer “batchibola”, “frappeur de balle” en portugais.

Un carnaval quasi centenaire issu des quartiers pauvres et dont on ne parle jamais. Un carnaval off, plus populaire, plus audacieux aussi. Celui des zones nord et ouest de Rio. L’autre moitié de la mégapole avec ses trois millions d’habitants, loin, très loin des caméras de télévision venues du monde entier pour filmer les cortèges officiels du centre-ville, dans le mythique “sambodrome”, ce bout d’avenue bordé de gigantesques tribunes de béton, aménagé par l’architecte Oscar Niemeyer et réservé aux évolutions carnavalesques traditionnelles.

“Le Bate-Bola est d’une force inexplicable, un moment d’amitié, de solidarité et de confrontations intenses où les gens se retrouvent par le bouche-à-oreille”, glisse Marcos, les yeux sur ses travaux de couture. Il ajoute : “Il n’y a que quand je suis dans un bar que je jette un oeil à la télévision pour suivre le carnaval officiel.”

Hordes de clowns, poupées manga croisées avec des guerriers africains ou médiévaux, coiffées de masques et de toques blanches façon Renaissance, Mad Max et Bibendum en tutu, avec à la main une ombrelle ou une balle ovale lancée bruyamment sur le sol, de 300 à 400 bandes déferleront dans les rues de la ville. Chacune porte un nom et partage un code, mais les costumes sont chaque année différents.

La culture populaire étant une forme aux contours flous où chaque groupe suit sa propre trajectoire, les Bate-Bola peuvent être trois comme la tribu des Calvin de la zone ouest ; près de 200 comme le “gang” Havista, un des plus anciens ; voire plus de 300 pour l’Uniao de Realengo, les fameux “U.R.” dont les initiales sont taguées sur certains murs.

La bande des Indios comptait 240 clowns en 2011. Cette année, le manque de matières premières a réduit leurs prétentions. Plumes et tissus de satin étaient en rupture de stock à Rio, selon Marcelo, 43 ans, propriétaire de la petite maison du quartier Guadalupe et fondateur du groupe en 1988. Peintre-artisan, il a dû passer par un importateur de produits chinois basé à Sao Paulo. “Une fois le thème du déguisement trouvé, ce sont des semaines de travail, des heures de séchage pour chaque couleur utilisée, auxquelles s’ajoutent de longs moments d’assemblages complexes et élaborés”, dit-il, sous les regards fiers et comblés de la petite assistance.

Le coût du costume est extrêmement élevé. Chez les Indios, comme un peu partout ailleurs, il se vend – en fonction des accessoires et de la main-d’oeuvre, facturée ou non – entre 800 et 1 400 reals (350 à 600 euros). Soit un mois et demi à deux mois de salaire minimum. Plus que le prix habituel d’un costume acheté pour le carnaval officiel. “Les écoles de samba fabriquent une illusion, des costumes qui, de loin, sont magnifiques mais qui, de près, perdent leur beauté, précise Marcelo. Les Bate-Bola défilent, eux, dans les rues, au milieu de la foule. Les costumes doivent être parfaits.” Parfums exubérants, musiques assourdissantes, certains jeunes n’hésitent pas à garder les étiquettes de leurs baskets flambant neuves pour bien montrer la valeur de l’investissement.

“C’est évidemment cher, mais le désir de reconnaissance est beaucoup plus fort, explique Aline Gualda, spécialiste de mode et première chercheuse à étudier les Bate-Bola à l’université de Rio. Une fois par an, toutes ces familles qui vivent à la périphérie, souvent exclues ou marginalisées socialement, se retrouvent au centre de l’attention. Le temps de trois folles journées, elles redeviennent protagonistes et acteurs de leur propre histoire. C’est un jeu, une performance qui transcende les quartiers et les conflits avec une tradition populaire propre, en marge des élites.”

Il n’existe que très peu de documents et de sources d’informations consacrés aux Bate-Bola. Les rares articles de la presse brésilienne mentionnant cet autre carnaval ont donné, en général, une image négative, agressive et violente du phénomène. Ses racines remontent pourtant aux années 1920 et 1930, à l’époque même de la fondation des premières écoles de samba et de l’institutionnalisation du défilé. Une période faste et agitée où certaines rues de Rio se retrouvaient soudainement investies d’individus vêtus de costumes populaires. Ils portaient des salopettes intégrales, des fantaisies aux influences multiples. Furtivement, ces petits groupes bariolés et festifs se rassemblaient en marge d’un carnaval devenu plus officiel, plus “civilisé”, selon l’initiative de quelques journalistes influents de la ville.

L’expression “Bate-Bola” apparaît pour la première fois en 1922. Dans un article de la revue Fomfom, un chroniqueur de l’époque décrivit les heures passées par un ouvrier pour la confection de son habit de “Clovis”, dérivé local de clown. Le costume comprenait une balle géante, faite à l’aide d’une vessie de porc, conformément à une tradition carnavalesque remontant au Moyen Age. La balle était attachée à une corde et avait pour fonction d’être battue sur le sol pour impressionner, faire peur ou donner la sensation d’un feu d’artifice improvisé. Le terme était né.

A partir de cet âge d’or, les Bate-Bola se retrouvent tous les ans dans le centre de Rio, tout près des défilés organisés. Les influences se conjuguent. Chaque micro-quartier, avec ses migrants venus d’Europe du Nord ou du Sud, apportant sa touche personnelle. Dans les années 1970, la ville entreprend sa rénovation, elle pousse progressivement ses populations les plus pauvres vers les périphéries. La période est à la contestation sociale, à la critique de l’ordre établi, malgré la répression de la dictature militaire (1964-1985).

Le nombre de Bate-Bola diminue durant cette période avant de revenir en force à partir des années 1990, notamment grâce à l’explosion de la vague des Baile Funk, ces bals dansants à ciel ouvert qui s’emparent des favelas chaque week-end. “A travers la musique et la fête, il y a eu une réappropriation de l’espace où la question de l’identité des quartiers est revenue au-devant de la scène, souligne Felipe Bragança, un jeune réalisateur talentueux, sur le point de terminer la première fiction consacrée à cet autre carnaval. Les Bate-Bola sont les gardiens d’une tradition de liberté et de spontanéité. Marginalisés, ils ont su préserver leur originalité et échapper, à leur manière, à la globalisation.”

Au cours des dernières décennies, les face-à-face entre bandes rivales ont parfois dérapé. Il y a eu des morts. Sur un mur de Marechal Hermes, l’un des quartiers où les Bate-Bola sont les plus actifs, un graffiti du gang de l’Agonie rend hommage à certains membres décédés au cours de ces rixes. Plusieurs groupes ont été interdits de sortie par la préfecture.

“Aujourd’hui, les choses se sont un peu calmées. L’idée de se provoquer, mais sans se bagarrer, semble s’être largement imposée”, soutient Felipe Bragança. Le réalisateur précise que l’image des Bate-Bola s’est elle-même sensiblement adoucie depuis peu dans les médias locaux, qui ont “une tendance à embellir et valoriser les aspects jusque-là les plus négatifs de la ville”, signe avant-coureur de l’organisation prochaine de la Coupe de monde de football (2014) et des Jeux olympiques (2016).

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Nicolas Bourcier
Article paru dans l’édition du 19.02.12

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