“L’empowerment est un instrument de lutte sociale” pour Joice Berth

Entretien réalisé par Carol Castro (Carta Capital) publié originellement dans Vermelho le 28/05/2018. Traduction tous droits réservés.

Carta Capital : En résumé, qu’est-ce que l’empowerment ?

Joice Berth : Pour faire vite, l’empowerment [également traduit en français par autonomisation ou pouvoir d’agir] est un instrument de lutte sociale qui naît d’une conscientisation profonde de qui nous sommes, de comment les problèmes de la société influencent nos vies et de jusqu’à quel point nous absorbons ces problèmes. C’est un questionnement des relations du monde où nous vivons, et il ne peut y avoir de dissociation entre l’empowerment collectif et individuel. C’est une relation symbiotique.

CC : Vous discutez beaucoup de la signification en soi du mot empowerment, afin de repenser les relations de pouvoir.

Joice Berth : S’autonomiser, c’est donner du pouvoir, et il faut discuter de ce que nous entendons par pouvoir, et jusqu’à quel point cela a construit les relations inégales de la société. Je me base ainsi sur deux penseurs : Michel Foucault et Hannah Arendt.

Foucault aborde les relations de pouvoir comme un élément qui traverse les structures sociales et Hannah Arendt parle du pouvoir à partir de l’action collective – quelque chose qui naît du rassemblement des individus, de la collectivité. C’est-à-dire que le pouvoir n’est délégué que pour quelques personnes. Et ces personnes ne peuvent pas agir comme les propriétaires du pouvoir : elles sont administratrices du pouvoir des masses.

Il me paraît important de réfléchir sur cela. Sinon, nous nous dirigeons vers une inversion des valeurs : « maintenant, c’est moi qui commande, j’entre dans la même structure de pouvoir et je prends la place de celui que je critiquais auparavant ».

Nous devons donc reconstruire le pouvoir, reconstruire nos comportements pour qu’il n’y ait pas concentration de privilèges, pour respecter nos différences. Il faut avoir d’autres attitudes pour inverser les normes du pouvoir.

CC : Quelles attitudes par exemple ?

Joice Berth : Le mouvement noir a fait un grand pas en avant à ce sujet, les mouvements sociaux aussi. Mais il faut bien comprendre : vous ne pouvez pas vouloir autonomiser quelqu’un. Vous pouvez le stimuler. Sinon, vous finissez par reproduire une attitude paternaliste et colonisatrice. C’est difficile de ne pas tomber dans ce travers, c’est un défi. Le mouvement noir est important pour cette inversion des normes de pouvoir. Si vous vous préoccupez de la base, qui est là où sont les femmes noires, vous vous préoccupez de toute la société.

CC : Quels sont les erreurs de l’empowerment ?

Joice Berth : Aujourd’hui, tout est empowerment. « Découvre le monde et sois une femme autonomisée ». « Le shampoing Untel va décupler ton pouvoir d’agir ». Le terme est utilisé à tort et à travers, ce qui vide la discussion de tout sens.

Mais je crois que cela est un peu fait exprès. La société capitaliste ne survit que grâce à notre ignorance. Les élites ont leurs propres techniques pour se maintenir en haut de la vague, avec l’aide du marketing, des médias… C’est intrinsèque au capitalisme. Personne n’est exploité en toute conscience – il est exploité parce qu’il ne sait pas qu’il est exploité.

CC : Qu’est-ce qui a renforcé la lutte du mouvement féministe universel et noir ces dernières années ?

Joice Berth : Nous avons connu de grandes avancées, mais les problèmes sont si importants que les avancées semblent petites ! Et ces avancées ne vont pas faire marche arrière, malgré la vague conservatrice. Il existe un intérêt et une conscientisation plus grande des individus blancs envers les questions raciales, un intérêt et une conscientisation plus grande des groupes masculins envers les questions féministes. Les groupes n’ont jamais arrêté de lutter, mais avant il n’y avait pas la projection des réseaux sociaux. Aujourd’hui, je suis en contact avec des féministes de tout le Brésil, et même d’autres pays, je reçois des messages d’Angola, du Paraguay…

Le printemps féministe (en 2015) a permis à un grand nombre de personnes de connaître davantage le féminisme, et a permis de casser quelques stéréotypes. Nous étions en retard – l’idée selon laquelle les féministes étaient des frustrées qui ne s’épilaient pas était encore monnaie courante. Mais maintenant c’est fini. Des jeunes filles s’assument désormais ouvertement féministes. Même des individus politiquement positionnés à droite commencent à comprendre que les inégalités viennent de la relation du pouvoir. Internet a raccourci les distances et a fait arriver l’information là où avant elle n’arrivait pas.

CC : Les réseaux sociaux ont apporté plus de visibilité – mais aussi avec eux leur flot de haters. Comment le vivez-vous ?

Joice Berth : Comme dit Patricia Hills Collins, quand vous touchez au nid de guêpes, les guêpes sortent. C’est le signe que vous êtes en situation de confrontation, et cela fait partie du processus pour arriver à un moment de rupture, de remodélisation de la société.  

S’il n’y a pas de hater, c’est que je ne gêne personne. Le fait qu’il y en ait, c’est le signe que je ne dis pas des choses agréables. Car cela ne sert à rien d’essayer d’utiliser la souffrance pour sensibiliser l’oppresseur. Si c’était possible, bien sûr, l’oppression n’existerait pas, et l’empathie parlerait toujours plus fort. Mais nous ne pouvons pas avoir un petit discours joli et accommodant. Il faut incommoder. C’est une lutte.

CC : L’empowerment s’accompagne également d’une plus grande participation des femmes dans la politique. Croyez-vous qu’il y a un plus grand intérêt des femmes à prendre des décisions au Congrès et dans les conseils municipaux ?

Joice Berth : Les femmes se sont aperçues de l’absence de représentativité dans la politique. Je suis optimiste, mais je suis aussi critique, et modérée. Je crois que nous allons passer par une nouvelle phase au Brésil. Une phase de questionnement, de dispute pour les places qui nous ont été historiquement refusés.

Et cela n’ira pas sans heurts pour certaines questions, comme par exemple le droit reproductif. Nous verrons bien jusqu’à quel point ces femmes au positionnement féministe sont réellement engagées envers ces causes.

Je vais terminer en étant un peu polémique : je préfère voter pour un homme qui va se préoccuper et négocier autour des enjeux essentiels pour mon groupe, qui est celui des femmes noires, que pour une candidate qui me représente dans l’apparence, mais qui ne défend pas les mêmes enjeux que moi. Il faut écouter les candidats et participer aux débats pour savoir qui ils sont, quelles sont leurs idées et pour qui voter.

L’article en VO ici.

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