En tant que traductrices et éditrices, nos quotidiens sont faits de questionnements et de choix – nous nous interrogeons constamment sur les mots et le langage. Comment traduire un texte le mieux possible ? Comment respecter le propos de l’autrice, tout en l’adaptant à un public français ?
Mais au-delà de la question linguistique, un autre domaine apparaît. Celui du politique. Comme l’écrit Grada Kilomba dans la préface de Mémoires de la plantation, épisodes de racisme ordinaire :
« Je ne peux pas oublier de souligner que la langue, aussi poétique soit-elle, renferme également une dimension politique – celle de créer, fixer et perpétuer des rapports de pouvoir et de violence. »
Grada Kilomba, Mémoires de la plantation
La France a un héritage colonial et patriarcal indéniable qui se traduit dans son langage. Comment rester fidèles au texte – aussi bien au niveau de la langue que du propos ? Comment faire ne pas perpétuer des rapports de pouvoir dans nos traductions ? Nous avons bien réfléchi à ces questions et cela nous a semblé si important que nous tenions à le partager avec vous, en espérant que notre réflexion sur le langage puisse devenir la vôtre.
1. Vers une écriture inclusive
Comme nous l’a expliqué Grada Kilomba lors d’un entretien pour la traduction de ce livre, le choix de l’anglais dans Plantation Memories n’est pas un choix neutre : c’est la langue des études postcoloniales, des études de genre, des études culturelles, des études queer. C’est la langue des chercheur·euses qui ont passé des décennies à remettre en question le langage. Comment retranscrire cet aspect politique dans la langue française ?
L’un des axes majeurs dans notre traduction était la question de l’écriture inclusive. L’anglais possède un genre masculin, un féminin, et un neutre – que l’autrice a utilisé pour une grande partie des noms, des adjectifs et des accords. Comment retranscrire cela dans la traduction ?
Nous avons donc cherché des solutions en composant avec certaines exigences de la langue française, et en en abandonnant d’autres – notamment la règle sexiste selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » car le masculin ne représente pas l’universel.
Il existe de nombreuses manières de dégenrer le langage, et elles sont encore en construction – il n’existe pas encore de « règles » de l’écriture inclusive à proprement parler. Nous avons donc discuté avec de nombreuses personnes – y compris des professeur·es universitaires et des militant·es féministes. Les choix étaient multiples, mais une question s’est posée : L’écriture inclusive peut-elle exclure ? Notamment, si l’on met « les auteurs et autrices », cela reproduit une binarité de genre. Il existe des femmes et des hommes, certes. Mais qu’en est-il des autres genres ? Qu’en est-il des personnes non-binaires ?
En Amérique latine et en Espagne, une solution a été trouvée pour éviter cette reproduction de la binarité dans le langage : le X. Ainsi, au lieu de dire Latinas ou Latinos, on dira Latinx. Inclusif au possible. Nous nous sommes donc penchées sur cette question du X, mais il est très peu usité en français… Il est néanmoins présent dans certains milieux militants, qui diront par exemple : les auteur·e·x·s. C’est un choix intéressant, mais en tant que traductrices-éditrices, il était difficile à appliquer. Difficile à lire et à comprendre pour les non-initié·es…
Après une longue réflexion, nous avons finalement opté pour l’utilisation du point médian – les auteur·ices – et la contraction de certains termes – iels, celleux, etc. Selon nous, ces deux formes ne perpétuent pas la dichotomie masculin/féminin ; elles permettent la création d’un nouveau langage neutre qui inclurait tous les genres.
2. Décoloniser le langage
Une autre question s’est posée lors de la traduction. Comment écrire des mots qui « posent problème » ? Qui parlent d’un passé colonial ayant encore des manifestations à ce jour ? Pour les remettre en question, et cherchant à arrêter leur normalisation, Grada Kilomba nous a demandé de les mettre en italique tout au long du texte. Ces mots, les voici, accompagnés de quelques explications pour mieux comprendre notre démarche :
Noir / Blanc : La couleur de peau – tout comme d’autres facteurs déterminants comme le genre, l’orientation sexuelle, la classe sociale – influence la manière dont une personne sera traitée dans la société. Les personnes racisées subissent des discriminations – en raison de l’histoire coloniale de notre pays, mais aussi des préjugés, etc – purement à cause de leur couleau de peau, chose qui n’arrive pas aux Blancs. En France, on prétend « ne pas voir les couleurs », c’est-à-dire que l’on nie le vécu spécifique des personnes racisées sous prétexte que le groupe majoritaire – les Blancs – ne vivent pas la même chose. Parce que ce sont des constructions sociales qui déterminent des rapports de pouvoir encore présents aujourd’hui, nous décidons d’écrire ces termes en italique et en minuscule, pour les dé-normaliser. En outre, ces mots en anglais n’ont pas de genre : Black, White. Or nous en français en avons forcément un, Noir·e, Blanc·he.
Race : En France, le mot « race » a été enlevé de la constitution, il n’est pas pris au sérieux comme critère sociologique, comme je l’ai dit plus haut. Sous prétexte d’un universalisme (raciste), on dira « nous sommes tous de la même race : la race humaine ». Or, la race est présente dans toutes nos relations et dans notre histoire et dans notre quotidien. C’est l’un des facteurs principaux qui affecte la manière dont notre société est organisée, et régie. La race ne peut pas être ignorée et niée : il faut l’étudier, la déconstruire, la remettre en question, avant d’être capable de « ne plus la voir ». La nier ne sert à rien, sauf à perpétuer des injustices, des inégalités et de l’ignorance. C’est donc un mot que nous utilisons, mais que nous mettons en italique.
Autre : Qu’est-ce que ça veut dire, Autre ? Autre de qui, de quoi ? L’autre, c’est celui qui est différent de Moi. Qui a le pouvoir de définir qui est différent ? Différent de qui ? Qui décide de qui définit la norme ? Dans notre société, les Autres, c’est tous ceux qui ne sont pas Blancs, tous ceux qui sortent de la « norme » – la norme blanche. Pour le problématiser, nous le mettons en italique – ce n’est pas un terme autoproclamé, c’est un terme que l’on appose sur quelqu’un en raison de sa supposée différence.
Sujet / Objet : Qui peut se définir comme sujet, et qui est défini comme objet ? Parce que les groupes minoritaires ont trop souvent été désignés comme objets – objets d’étude, objets de subjugation, objets de haine et d’injustice – contrairement aux sujets – les sujets de l’Histoire, les sujets politiques, ceux qui participent à la société dans toutes ses sphères, nous mettons ces termes en italique. Ce livre parle des diverses manières de devenir sujet dans une société où les personnes racisées ont trop souvent été objectifiées. En plus ces termes sont masculins en français, et neutres en anglais.
N : Le N-word en anglais, que nous refusons d’écrire aussi bien dans le texte qu’ici. Ce mot a été appliqué aux esclavagisé·es pour définir leur place de subordination et d’infériorité. Il est intimement lié à l’histoire coloniale et n’est plus accepté aujourd’hui. Nous l’écrivons en italique et nous l’abrégeons en n.
Métis·se / Mûlatre·sse : Ces mots sont ancrés dans la terminologie coloniale, le langage raciste ordinaire. Ces mots ont pour fonction d’affirmer l’infériorité d’une identité – en passant par la condition animale. Créés lors des projets européen d’esclavagisation et de colonisation, et qui sont intimement liés à leurs politiques de contrôle sur la reproduction et d’interdiction du « croisement de races », ces mots catégorisent les personnes noires comme des animaux. Que ce soit pour parler de « bâtards » ou de « mules » pour désigner des personnes, nous refusons de les diffuser. Nous les abrégeons en m.
Esclavagisée : On en avait déjà parlé dans un article de blog, mais nous préférons le terme « esclavagisé » (ou esclavisé) à celui d’esclave, car il décrit un processus politique délibéré de déshumanisation, alors qu’esclave attribue à la personne une identité naturelle.
Ces mots sont des CONSTRUCTIONS et nous choisissions de les remettre en question à travers les italiques afin de vous déconcerter, de vous interrompre dans votre lecture pour que vous les lisiez à nouveau – ils ne doivent pas être normalisés.
Tout au long du texte, nous avons tenu à ne pas reproduire une invisibilisation et une inégalité à travers notre travail.
L’autrice, et par extension nous-mêmes, espérons vous interpeller, dans l’espoir que cette réflexion sur le langage soit également la vôtre.
Roselyne
A propos ‘écriture inclusive : comment fait on quand on lit à autre voix ?
Auteur. ices ?
Îels ?
La compréhension risque d’être difficile. Je pense en particulier aux mal voyants qui écoutent des audio livres.
Cordialement
Roselyne
Paula
Bonjour Roselyne,
Comme pour tout, c’est une histoire d’habitudes. On peut dire « i-e-elle », « celleux », … ça passe !
Pour les mots comme auteur.ice, à prononcer « auteurice », je trouve ça chouette, ça fait carrément un nouveau mot, ni auteur, ni autrice. Auteurice, de genre neutre.
Par exemple, un livre écrit par … (au hasard) Dominique da Silva : vous ne savez pas si c’est un homme ou une femme ? Vous dites auteurice. Et même quand vous le savez, pourquoi ne pas dire auteurice, pour ne pas attribuer un « genre » qui n’est peut-être pas celui auquel « Dominique » s’identifie !
A bientôt 🙂