Médias schizophrènes


Ivana Bentes, professeur en communication à l’Université Fédérale de Rio, analyse le discours schizophrénique des médias : dans les programmes d’actualités, le jeune noir est invariablement représenté comme un marginal et un criminel, alors qu’il est dans la dramaturgie un « favelado super sympa ».

Ces derniers temps, la télévision parle de la périphérie dans les émissions d’actualités, mais également de plus en plus dans la dramaturgie. Pourquoi ?

Ivana Bentes : Les favelas, les périphéries brésiliennes et la peau noire, marquées par des siècles d’exclusion et de criminalisation, deviennent une « marchandise à la mode » dans la culture urbaine jeune, avec la diffusion d’expressions urbaines et de styles de vie issus de la pauvreté. Comme pour la culture noire des ghettos aux États-Unis, la culture de la pauvreté et des favelas au Brésil gagne aujourd’hui une visibilité et peut s’enorgueillir d’une vraie identité. Et la publicité a besoin de « styles de vie » pour vendre.

Il est paradoxal de voir que ces comportements criminalisés par l’État – bals funk dans les favelas, graffs, vente de produits piratés, appropriation d’espaces publics – deviennent des styles de vie commercialisables. En devenant consommateurs et producteurs, les pauvres et les noirs sont enfin considérés comme des citoyens – ce qui a évidemment des côtés positifs.

Comment l’habitant de la périphérie est-il présenté dans les médias ?

De façon distincte. D’un côté, il y a un discours célébrant la « périphérie super cool », le « favelado trop sympa » comme si ces productions culturelles étaient une production spontanée de notre peuple créatif. J’admire beaucoup l’émission Central da Periferia par exemple (voir la lettre ouverte d’Hermano Vianna plus bas) qui donne une vision moins stéréotypée de la vie dans les périphéries des villes brésiliennes. Le danger, c’est que l’on transforme cette pauvreté en folklore ou en genre culturel, et que l’on la naturalise en disant : « Waouh, c’est super d’être pauvre !» J’appelle cette glamourisation de la pauvreté et de la violence dans les périphéries la « cosmétique de la faim ».

Le risque, c’est d’accepter cette domestication du racisme, du préjugé, de l’inégalité, et de créer ce mythe du pauvre créatif et heureux – mais exclu de l’université, et donc incapable de postuler pour des emplois qualifiés.  Ce discours hygiéniste présente un pauvre propre sur lui, prêt à consommer, mais sans aucun sursaut éthique et sans présenter la violence physique et symbolique à laquelle tous ces jeunes sont soumis.

Et dans l’actualité ?

Là, on peut lire les discours les plus rétrogrades et conservateurs sur les habitants des favelas et des périphéries, avec l’idée que la violence naît dans la favela et que les pauvres sont la cause de la violence urbaine et de l’insécurité.

Que se cache-t-il derrière ce discours ambivalent ?

Cette bipolarité schizophrénique se manifeste par exemple dans un média qui diffuse une fiction, dans un monde feuilletonesque où les noirs et les pauvres sont bons et honnêtes et la pauvreté heureuse est idéalisée. Et ensuite, ce même média va faire un éditorial contre les quotas de noirs à l’université ! Cela voudrait donc dire que le bon pauvre, c’est celui qui correspond à ce folklore non problématique dénué de tout discours politique, qui ne revendique rien socialement ? Dans les télénovelas, le racisme est présenté comme une exception alors que dans la réalité c’est un des fondements de l’inégalité de l’État et de la société brésilienne. La pauvreté n’est pas un accident, ce n’est pas un problème individuel : c’est un problème de société.

Pourquoi ce jeune noir criminalisé aux informations – le fauteur de troubles, le drogué, le trafiquant, le délinquant, le travailleur illégal – devient le pauvre sympa de la télénovela ? Parce que certains sont gentils, d’autres méchants ? Parce que certains ont une grande force de volonté, et pas d’autres ? Non, et cette ambigüité reflète et engendre simultanément la violence verbale au Brésil, alors que ce sont des phénomènes liés à la pauvreté.

Que pensez-vous de l’explosion de la culture périphérique produite dans la périphérie ?

C’est pour moi le signe révélateur d’une appropriation et d’une subversion de la technologie numérique, où nous nous transformons tous en unités mobiles de production et d’expression, sans aucun médiateur.

Entretien paru dans Brasil de Fato

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